Le Shark 24, un précurseur qui a fait l’histoire

Le Shark 24, un précurseur qui a fait l’histoire

Auteur Michel Sacco.

Difficile de s’imaginer aujourd’hui le portrait du monde de la plaisance canadienne à la fin des années 1950. L’univers des déplacements légers appartient uniquement aux dériveurs, tous construits en bois. Les habitables sont des bateaux à déplacement lourd, presque toujours à quille longue. Sur les lignes de départ, c’est l’époque des Folkboats d’inspiration scandinave. On construit souvent ses bateaux dans les yacht-clubs et on importe ses voiles de l’étranger. Les charpentiers de marine ne courent pas les rues, tout simplement parce qu’il n’existe aucune formation de ce type au pays. L’arrivée de quelques constructeurs formés en Europe va complètement transformer cette réalité et donner naissance à l’industrie nautique canadienne.

Georges Hinterhoeller fait partie de cette poignée d’immigrants qui vont révolutionner le monde nautique. Le jeune autrichien de 24 ans qui arrive au Canada en 1952 a appris son métier dans son pays natal où il a notamment travaillé pour le chantier Frauscher. Il trouve du travail à Niagara-on-the-Lake chez Shepherd Boats, un important fabricant de runabouts. C’est là qu’il fait la connaissance l’année suivante d’un jeune homme de 19 ans fraîchement débarqué d’Allemagne. Dick Steffen va devenir un ami et un partenaire d’affaires de George avant de fonder Mirage Yachts à Dorion.

Fabriquer des bateaux à moteurs n’est pas exactement le métier rêvé pour un amateur de voile et de glisse. George Hinterhoeller loue un garage pour fabriquer des Lightning et des Y-Flyer. Son ami Dick Steffen réussit à vendre plusieurs Y-Flyers en 1958 dans la région de Montréal, ce qui incite George à se lancer à son compte dans la construction navale.

Lorsque le père de deux jeunes enfants envisage de bâtir un voilier pour sa propre famille, il écarte la possibilité d’un dériveur par souci de sécurité. Il dessine plutôt un petit quillard de 24 pieds. Parce qu’il n’a pas les moyens de se payer des bordés d’acajou, Hinterhoeller utilise des feuilles de contreplaqué de 4×8 pieds. Les assemblages entre chaque feuille nécessitant un retrait de quelques pouces, la coque va finalement mesurer 22 pieds au lieu de 24.  Elle est bordée à clins afin d’être construite le plus rapidement possible et baptisée Teeter Totter.

Dick Steffen se rappelle : « Nous tirions des bords sur la rivière Niagara. Dans 15 nœuds de vent, le bateau planait comme un dériveur ». Planer, c’était l’idée initiale d’Hinterhoeller « … un bateau qui marcherait l’enfer dans la brise[1] ». 

Teeter Totter ne passe pas inaperçue. Un dénommé Glen Dickie est piqué au vif par ce petit bateau rapide et demande à Hinterhoeller de lui en construire un. George le persuade de réaliser le plan initial de 24 pieds sur un moule mâle en ployant les planches de contreplaqué. Une méthode de construction pour laquelle Hinterhoeller en est encore à une phase d’expérimentation, à une époque où la résine époxy des frères Gougeon n’a pas encore été inventée.

En 1960, George et Glen inscrivent le 24 pieds au Susan Hood Trophy Race de Port Credit. Le comité de course réclame un nom pour identifier la classe du prototype. Ils choisissent de l’appeler Shark et demandent à une tante couturière de placer un logo de requin rouge sur la grand-voile. Le Shark vient de naître.

Des commandes vont rentrer pour trois autres coques en CP assemblées selon le même procédé jusqu’à ce qu’un quatrième client, Bill O’Reilly, manifeste son intérêt pour une cinquième unité, à condition toutefois qu’elle soit en fibre de verre. Le procédé de la fibre laminée en est à ses débuts. On a construit les premiers bateaux de plaisance en polyester aux Etats-Unis au milieu des années 1950, mais la méthode est loin d’être familière au Canada.

La chance a voulu qu’un constructeur de canots de Niagara-on-the-Lake propose à George Hinterhoeller de l’initier à la technique. Ce dernier est aussitôt persuadé que c’est la voie du futur, en autant que l’on puisse ventiler correctement les ateliers.

La coque n°4 en contreplaqué sert de matrice pour construire un moule et produire en 1960 les numéros 5 et 6, terminées avec des ponts en contreplaqué. À partir du Shark numéro 7, l’ensemble de la structure sera réalisé en fibre de verre. L’économie d’heures de main d’œuvre est substantielle, dans un rapport de 1 à 10. C’est une véritable révolution dans la construction navale qui met la plaisance à la portée d’un plus grand nombre de pratiquants.

Le procédé de mise en œuvre de la fibre de verre est si nouveau que l’on n’hésite pas à multiplier les couches pour ne pas manquer son coup. Ce qui fait dire à certains que le Shark est quai indestructible, construit comme un char d’assaut, mais un char capable de planer à 10 nœuds dans la brise.

En 1963, lors d’une régate qui traverse le lac Ontario de Toronto à Olcott (NY), Sid Dakin franchit les 30 milles à la moyenne étonnante de 10,2 nœuds, laissant derrière lui un bateau de 56 pieds. Stupéfaction générale. L’attraction pour ce petit monotype devient virale. « Tout le monde voulait un Shark. George avait trouvé la recette du bateau léger et rapide. Les Shark étaient si véloces dans la brise qu’un yacht club de Toronto a voulu interdire leur participation aux régates! À cette époque, le Folkboat était très populaire, mais le Shark le mangeait tout rond » se rappelle Dick Steffen qui devient distributeur pour Hinterhoeller Company Ltd à Pointe-Claire au début des années 1960.

La recette n’est pas pour autant mystérieuse. Le rapport longueur/déplacement est extrêmement bas pour l’époque et le rapport voilure/déplacement très favorable encore aujourd’hui. Rappelons qu’à longueur égale, le J24 affiche 400 kg de plus sur la balance. Hinterhoeller a choisi une carène étroite mais très tendue, ouvrant la voie du planning aux quillards. C’est en cela qu’il fut un précurseur. « Le bon bateau dans le bon matériel au bon moment » écrit aussi Judy Kingsley (Shark n°606) en 1981.

Plus de 40 Shark ont été construits au début de 1963. À l’initiative d’un petit groupe, on sonde l’intérêt des 42 propriétaires pour la mise sur pied d’une classe. 41 répondent par l’affirmative. Les règlements et statuts de la Shark Class Association sont rédigés par Sandy Edmison du Hudson Yacht Club, John Grett du même club est le premier président. La coque numéro 60 sort du moule en mai 1963 et le premier championnat se déroule à Kingston au mois d’août. La carrière du Shark est lancée et va encore se développer de l’autre côté de l’Atlantique.

Le Shark traverse l’Atlantique

En 1967, l’Autrichien Walter Fuchs acquiert d’Hinterhoeller Company la licence de fabrication du Shark. Il confie la construction de 50 unités à un chantier de Korneubourg en banlieue de Vienne, nombre requis par la Fédération autrichienne de voile pour homologuer une nouvelle classe, homologation qui aura lieu en 1973. La première coque européenne de Shark porte le numéro 500. Les Autrichiens lancent également une version dériveur lesté en 1970.

Le Shark connaît beaucoup de succès sur les lacs d’Europe de l’Est et traverse rapidement les frontières en direction de l’Allemagne, la Suisse et jusqu’en Suède. Le premier championnat du monde européen se déroule d’ailleurs en 1974 à Sandham dans l’archipel de Stockholm.

Le chantier naval de Korneubourg cesse ses activités en 1986. Un homme d’affaires, amateur fervent du Shark, Bodo Günther, rachète la licence de fabrication en 1991 et confie la construction de la coque et du pont au chantier Thyssen-Nordseewerke à Emden en Allemagne. La seconde couvée de Shark 24 européen se matérialise en 1992 avec la présentation de la coque numéro 1932 dans un salon nautique autrichien. Günther fabrique de nouveaux moules de pont plus ergonomiques à partir de 1996. Bodo Günther s’activera à faire fabriquer des Shark jusqu’à sa mort en 2022. Il délocalisera la production des coques en Pologne pour demeurer compétitif sur le marché lors de ses dernières années d’activité.

Le dernier Shark construit en Europe porte le numéro 2025, ce qui donne plus de 1500 unités produites par les différents chantiers européens qui ont surpassé la production canadienne. L’association allemande du Shark 24 a bien tenté de prendre la suite de Bodo Günther, sans succès. Le devis de production s’élevait à 70 000 €, un coût trop élevé pour trouver preneur sur le marché. Plusieurs propriétaires passionnés ont opté pour la solution de remplacement du pont, du rouf et du cockpit à partir de nouveaux moules appartenant à l’association autrichienne.

Le lac de Constance (Boden See en allemand) dont les rives se partagent entre l’Autriche, la Suisse et l’Allemagne est encore aujourd’hui l’un des foyers vibrants de la classe.

Les manufacturiers du Shark

De 1960 à 1968, Hinterhoeller Company Ltd a construit environ 650 Shark avant que George Hinterhoellers s’associe avec C&C Yachts Limited en 1969. Le père du Shark va quitter C&C en 1975 pour redémarrer un chantier à son compte en 1977, Hinterhoeller Yachts Ltd, et continuer à produire le Shark. Shark Shop et Halman Manufacturing seront les derniers chantiers canadiens à le construire. Des licences de construction ont été accordées en Europe et c’est en Autriche que la dernière coque, portant le numéro 2025, a été construite. On estime qu’environ 2500 unités sont sorties des différents chantiers sur les deux continents.

 

N° coque

Chantier

Année

1-500

Hinterhoeller Company Ltd.

1960/1967

501-550

Korneubourg- Autriche

1967/1968

551 à 590

Hinterhoeller Company Ltd.

1967/1968

591 à 600

Beaver Glass Boatworks- Colombie Britannique

1967

601-620

Hinterhoeller Company Ltd.

1967/1968

621-630

Beaver Glass Boatworks- Colombie Britannique

1967/1968

651-700

Korneubourg – Autriche

1967/1968

701-750

Hinterhoeller Company Ltd.

1967-1969

751-800

Korneubourg – Autriche

1968-1969

801-824

Hinterhoeller Company Ltd./C&C Yachts Ltd.

1968-1969

825-850

C&C Yachts Ltd.

1969/1970

851-900

Korneubourg – Autriche

1969/1970

901-949

C&C Yachts Ltd.

1970-1971

950-999

Korneubourg – Autriche

1969/1970

1000-1049

C&C Yachts Ltd.

1970-1971

1050-1099

Korneubourg – Autriche

1970-1971

1100-1118

C&C Yachts Ltd.

1972-1973

1119- 1139

Allen Boat -NY-Niagara Nautic

1976-77-78

1140-1149

C&C Yachts Ltd.

1975-1975

1150-1249

Korneubourg – Autriche

1972-1973

1250-1289

C&C Yachts Ltd.

1973-1974

1290-1359

Korneubourg – Autriche

1972-1973

1360-1409

Cabo – Suède

1974-1975

1410-1449

Korneubourg – Autriche

1975-1976

1450-1455

Hinterhoeller Yachts Ltd

1979-1980

1456-1458

J.W. Fibreglass – Ontario

1980

1459-1499

Shark Shop – Ontario

1981

1500-1509

Korneubourg – Autriche

1975-1976

1510-1559

Cabo – Suède

1977

1560-1752

Korneubourg- Autriche

1978-1981

 

Shark Shop – Ontario- – 46 unités construites

1981-1982

 

Halman Manufacturing (Ontario) – 94 unités construites

1983-1990

 

Un monotype simple, une classe conviviale

Le Shark 24 affiche une santé de fer. Il est devenu en 2000 une classe internationale reconnue par World Sailing. Les championnats du monde ont lieu deux années sur trois au Canada, en alternance avec l’Europe où les flottes sont très actives, notamment en Allemagne, en Suisse et en Autriche. Ces compétitions réunissent un plateau d’une cinquantaine de concurrents.

Le Shark 24 constitue aujourd’hui la plus importante flotte monotype de quillards au pays, concentrée principalement en Ontario et au Québec. Les équipages de ces deux régions se déplacent régulièrement pour disputer des épreuves. Montréal, Ottawa, Kingston,Toronto et Niagara constituent les foyers actifs de la série. Le championnat canadien attire chaque année une trentaine de compétiteurs, chiffre qui correspond également à la flotte de régate montrélaise.

Le niveau de compétition est très relevé, notamment dans le quartile supérieur. « Je vise des résultats au milieu de la flotte » témoigne Daniel St-Onge du Club de Voile Deux-Montagnes, un sharkiste pourtant très expérimenté qui en est à sa quatrième monture. « La bataille est rude et très tactique pour les premières places. Les bateaux sont très proches les uns des autres, la compétition est fantastique, j’adore ce challenge » explique aussi George Stedman du Yacht Club de Pointe-Claire. Un mordu de longue date qui navigue sur Ketchup (n°422), un Shark acquis par son père en 1966. Une véritable saga familiale, puisque le bateau est d’abord passé entre les mains de son frère avant de lui revenir. Presque une histoire d’amour.

Beaucoup de régatiers ayant pratiqué la voile olympique et plusieurs professionnels à l’emploi de grandes voileries se retrouvent régulièrement sur les lignes de départ. Le Shark 24 est au Canada ce que les J24 ou les J70 sont aux Etats-Unis. Cette compétitivité est une source d’attraction pour tous ceux qui ont une réelle ambition sportive.

Le succès de ce monotype qui a fêté ses 66 ans en 2025 tient à sa simplicité et son abordabilité, mais aussi au caractère très social de la série. Malgré un niveau de compétition relevé, l’atmosphère est foncièrement amicale, on pourrait presque dire familiale. Les plus expérimentés partagent volontiers leurs connaissances dans un esprit de collaboration. La bataille est rude sur le plan d’eau, mais la rivalité fait place à la convivialité après la course. Cet esprit de partage fait partie de la recette du succès du Shark 24.

Simplicité parce que le bateau n’est pas compliqué à faire marcher, à entretenir et à opérer. Un équipage de trois personnes, qui doit cependant demeurer inchangé tout au long de la saison, est beaucoup plus commode à mettre en place qu’une troupe de six à huit navigants. D’autant plus que deux bons sharkistes expérimentés, accompagnés d’un troisième larron un peu moins affûté, peuvent très bien se débrouiller.

À l’occasion des déplacements, les équipages sont en mesure de gréer le bateau sans recours à une grue. Ajoutons que le faible tirant d’eau (0,97 m) ouvre la pratique sur tous les plans d’eau. Quant aux 24 pieds de longueur hors-tout, ils représentent un gage d’économie en regard des coûts d’amarrage.

Un Shark 24 au top niveau nécessite un déboursé de 15 000 $, voire un peu moins. Attention, les bateaux sur le marché prêts pour disputer un championnat du monde partent vite! On peut dénicher une unité en bon état pour la régate de club autour de 6 000 à 7000 $ et un bateau potable pour la balade dès 5 000 $. On peut aussi faire la démarche d’acheter un vieux bateau armé à la croisière pour le préparer à la course. On refera la surface de la carène, travaillera beaucoup sur les profils de la quille et du safran, modernisera l’accastillage et le plan de pont et on investira dans un jeu de voiles neuves. À un peu plus de 1000 $ l’unité pour les voiles principales, l’aventure n’est pas ruineuse et l’on peut renouveler régulièrement la grand-voile et le génois pour rester dans le coup. Les plus engagés le font à chaque saison. Ce qui n’est pas un luxe pour le génois de 150% que l’on tient jusqu’à 16, voire 18 nœuds de vent réel, la grand-voile en drapeau. Les mordus n’hésitent pas à dépenser 20 à 25 000 $ pour une rénovation en grand, intérieur inclus, pour porter le bateau au maximum de son potentiel, et aussi par goût des choses bien faites.

Les Sharkistes européens sont les plus dépensiers, ou devrait-on dire, les plus perfectionnistes, avec des remises en état où tout y passe : pont, cockpit, rouf, capots, plan de pont, accastillage et aménagements intérieurs. Bref, un bateau neuf sur une vieille coque. Il faut dire que la demande pour les bateaux d’occasion est plus forte de l’autre côté de l’Atlantique où le Shark est un bateau de croisière très prisé. Les occasions sont rares et se négocient facilement autour de 15 000 €.

Les bonnes équipes ont beaucoup travaillé sur le plan de pont, notamment pour diversifier les points de tire des génois. On se sert peut des winchs, mais on a adapté le gréement courant avec des palans pour rentrer la voile d’avant le plus rapidement possible en sortie de virement et finir de border au vent.

On accorde une attention très particulière aux safrans dont seule la surface et le poids sont réglementés. Le faible tirant d’eau limite le plan anti-dérive du voile de quille, le safran fait donc partie de l’équation. Ce qui donne beaucoup de variation dans les longueurs et plusieurs recettes selon les équipages.

Le championnat du monde 2026 se déroulera à Belleville dans la baie de Quinte. Plusieurs équipages européens feront comme d’habitude le déplacement et on mettra des bateaux canadiens à leur disposition. Un des concurrents, l’Allemand Alfred Felderer, n’aura pas besoin de la sollicitude de ses camarades canadiens. Il participera avec son propre bateau qu’il se propose de convoyer sur l’Atlantique Nord. C’est ce qu’on peut appeller un sharkiste passionné.

[1] Traduction libre de l’auteur. “a boat that would go like hell when the wind blew”

Le Shark numéro 1 construit en 1959 en contreplaqué ployé sur un moule. Le rouf en contreplaqué est très élégant et complètement différent de celui qui va suivre en fibre de verre. Photo Dick Steffen
Le Shark numéro 1
2- Régate en 2022 sur le lac de Constance, que les germanophones appellent Boden See. Photo Yacht Club Bregenz
Le Shark numéro 5, la première coque en fibre de verre. Photo Collection Richard Hinterhoeller
1- Le Shark numéro 1489 Tiger Niles de Peter Aker du Bay of Quinte Yacht Club. Photo Luka Bartulovic
Teeter Totter, le prototype en contreplaqué de 22 pieds bordé à clins construit en 1958 par George Hinterhoeller qui apparaît sur la photo. Photo Collection Richard Hinterhoeller
Le Shark 860 Hailight de Horst Rudorffer, le président de l’association allemande. Hormis la coque, le bateau a été entièrement reconstruit. On remarque que le joint coque pont n’est plus un rail de fargue boulonné. Les aménagements intérieurs ont été complètement recomposés avec goût. Comment faire du neuf avec du vieux. Photo Horst Rudorffer
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