Dorothy, le doyen des voiliers canadiens
Le sloop de 30 pieds lancé pour la première fois en 1897 a retrouvé son élément le 27 mai 2023 à Ladysmith en Colombie Britannique après onze années de restauration. Cette vielle dame de 128 ans est la plus ancienne coque de voilier de plaisance que l’on connaisse au Canada. Retour sur l’itinéraire singulier d’une carène de régate qui fait maintenant partie de la collection du Maritime Museum of British Columbia.
L’histoire débute à la fin du XIXe siècle lorsqu’un avocat de 28 ans, William Langley du Victoria Yacht Club, envisage de se faire construire une élégante machine de course. Il achète une copie du Manual of Yacht & Boat Sailing de l’architecte britannique Dixon Kemp qui fait alors autorité dans l’univers naissant de la régate à la voile pour la qualité de ses dessins. Kemp est aussi le fondateur de la Royal Yachting Association. Il trouve dans ce manuel les plans d’un sloop de course de 30 pieds par Linton Hope, Dorothy. Hope est lui aussi un architecte naval qui possède son propre chantier, le Thames Yacht Buildings Company. Dorothy a été dessiné et construit en 1894 pour un de ses clients. Linton Hope n’est pas non plus le premier venu. L’architecte britannique a décroché la médaille d’or aux Jeux Olympiques de Paris en 1900 dans la catégorie d’un tonneau. Hope a consenti à publier ses plans dans la huitième édition du Manual of Yacht & Boat Sailing en pensant faire une bonne publicité pour son chantier.
William Langley correspond avec Linton Hope qui propose de lui construire une seconde unité pour 250 £. On chargera le voilier à Liverpool pour le livrer au Canada. Langley va plutôt choisir de faire construire le bateau localement et néglige d’acquitter les droits de 15 £ à l’architecte.
En octobre 1896, il passe contrat avec le chantier de John J. Robinson à Victoria pour la construction du plan de Hope. Robinson est un charpentier expérimenté qui travaille pour la marine marchande. Dorothy est le premier bateau de régate qu’il construit. Il tient à soigner le travail pour consolider sa réputation et attirer une éventuelle nouvelle clientèle de régatiers. Alors que Linton Hope proposait de construire le sloop sur une charpente en orme et un bordé en teck, Langley et Robinson choisissent des bordés de pleine longueur en cèdre rouge de l’ouest sur une structure de chêne. Abondant en Colombie Britannique, le cèdre rouge constitue un matériau de première qualité qui a prouvé son efficacité sur des unités de travail, des bateaux de pêche et des baleiniers. Le pont est assemblé en lattes embouvetées de 1 pouce d’épaisseur en sapin de Douglas. La même essence est utilisée pour les aménagements intérieurs. La qualité du travail de Robinson et des matériaux choisis expliquent en grande partie la longévité de Dorothy. Les plans précisent d’ailleurs que la construction doit s’effectuer en respectant les standards de la Lloyds et que le bateau soit en mesure d’être mené en solitaire.
Robinson et Langley se mettent d’accord sur la somme de 500 $ pour l’assemblage de la coque. C’est la moitié du coût proposé par Hope, mais Langley doit mettre la main à la pâte. Il lui revient de fournir le métal de la dérive, le gréement dormant, l’accastillage du pont, les hublots et les voiles. Langley finira par dépenser 1800 $ pour terminer son sloop, soit finalement 550 $ de plus que réclamait Linton Hope.
Peu importe, William Langley se lance tout de suite dans la compétition et connaît beaucoup de succès. Dorothy fait preuve d’excellentes qualités nautiques. Avec un déplacement de seulement 2,6 tonnes pour une longueur hors-tout de 30 pieds, le sloop n’est pas un bateau lourd. Son fort ratio lest/déplacement de 48 % fait merveille au près, ballast et dérive comptant en effet pour 1,26 t, soit près de la moitié du poids du bateau.
William Langley va conserver son sloop pendant 47 ans et l’entretenir méticuleusement. En 1902, il se débarrasse de la dérive pour une quille longue, ce qui porte le tirant d’eau à 4 pieds. En 1920, pour faciliter les manœuvres de port, Dorothy reçoit un moteur à essence Kermath monocylindre. En 1944, âgé de 77 ans, Langley vend Dorothy qui va alors connaître une dizaine de propriétaires successifs.
Le sloop va finalement se retrouver entre les mains du Maritime Museum of British Columbia lorsque son dernier propriétaire, Kim Pullen, en fait don en 1995. « Le bateau était encore à l’eau à l’époque et avait fière allure » témoigne Robert Lawson, un charpentier de marine de Ladysmith à qui l’on doit la longue recherche historique de Dorothy et une bonne partie des informations publiées ici.
Les choses se compliquent lorsque le musée doit se départir de ses locaux originels et trouver un nouveau site d’entreposage. Le bateau exposé aux intempéries se dégrade. En 2010, un expert maritime donne son verdict. Le voilier peut encore être restauré, mais le chantier en vaut-il la peine compte tenu des coûts impliqués? Le musée constitue en 2011 un comité aviseur qui va chercher conseil auprès d’un charpentier de l’île de Gabriola, Tony Grove. Grove milite pour la préservation de ce qu’il considère comme une part importante du patrimoine local. Il convainc le musée de lancer un projet de restauration intégrale pour faire de nouveau naviguer Dorothy. La campagne de financement s’organise avec le fonds Friends of Dorothy.
Les travaux vont durer douze ans, au fil des rentrées de fonds, et s’articuler en deux séquences consécutives menées par deux équipes. Tony Grove va s’occuper de remettre la structure en état de naviguer, tandis que Robert Lawson et ses bénévoles se chargeront du pont, du gréement et des aménagements intérieurs pour les remettre dans leur configuration originale.
La charpente longitudinale est très dégradée. La rouille des boulons de quille a induit un pourrissement électrolytique. L’étrave, la quille et la carlingue ne sont plus solidaires. Tony Grove imagine de faire passer des tiges filetées à travers la structure pour la remettre en place. La manœuvre va fonctionner. Il pourra ensuite remplacer les boulons de quille, les virures de quille et doubler un certain nombre de membrures.
En 2022, Dorothy quitte Gabriola pour Ladysmith sur l’île de Vancouver où l’attend l’équipe de Robert Lawson de la Ladysmith Maritime Society. Tous âgés de 70 à 80 ans, la troupe de bénévoles va consacrer 6000 heures pour reconstruire le cockpit, le rouf, les coffres et réinstaller la cloison avant démantelée.
Le 27 mai 2023, le yacht centenaire était remis à l’eau devant 300 personnes et parmi eux les descendants des familles Langley et Robinson. Le Maritime Museum of British Columbia utilise Dorothy comme son ambassadeur et le présente régulièrement lors d’expositions à flot ou encore l’utilise pour l’initiation des jeunes.
Fait tout à fait exceptionnel, un chroniqueur de WoodenBoat Magazine a retrouvé la trace du sistership britannique de Dorothy sur la rivière Hamble dans le sud du pays. Le voilier a aussi été restauré et navigue toujours, ce que les Canadiens ignoraient lorsqu’ont débuté les travaux de restauration en Colombie Britannique.

