Dorothy, le doyen des voiliers canadiens – Duplicate – [#18432]

La marine de commerce hisse à nouveau les voiles

La marine à voile a graduellement disparu au début du XXe siècle, emportée par l’efficacité et la prévisibilité de la propulsion mécanique qui avait en outre l’avantage de réduire notablement la main d’œuvre navigante. Il y a encore peu de temps, envisager le recours à l’énergie éolienne pour transporter des marchandises aurait passé pour une lubie. Le coût des carburants fossiles, la crise climatique et son corollaire, l’Accord de Paris entré en vigueur en 2015, ont changé la donne. Une nouvelle génération d’entrepreneurs sensible aux enjeux climatiques ainsi qu’une série de développements techniques ont rétabli la pertinence de la propulsion vélique dans le monde du transport maritime. Lorsque l’on considère le recours grandissant aux énergies naturelles dans la production énergétique, l’utilisation du vent pour propulser des navires n’a finalement rien d’étonnant et s’inscrit dans une logique globale de décarbonation.

Chocolat et café dans le vent

Le parcours de la jeune entreprise bretonne Grain de Sail des frères Jacques et Olivier Barreau constitue un exemple éloquent du dynamisme qui anime cette nouvelle filière du transport décarboné. Les deux titres de champion de France de voile d’Olivier Barreau ont certainement laissé des traces dans sa carrière d’entrepreneur.

Le transport de marchandises à la voile s’est invité depuis une dizaine d’années en Europe dans la chaîne d’approvisionnement de produits de niche à forte valeur ajoutée comme le vin et les produits fins. L’éco-responsabilité n’est pas qu’une vertu, c’est aussi un levier de marketing permettant de personnaliser un produit, de construire une image de marque auprès d’une clientèle de plus en plus préoccupée par les valeurs environnementales. « En 2010, l’idée de départ, c’était de travailler sur un projet de transport maritime à la voile, explique Jacques Barreau. L’idée de devenir producteurs de café et de chocolats est venue après. » Le concept consistait finalement à créer un besoin de transport pour des marchandises à importer et à exporter. En 2020, la production de chocolat et la torréfaction généraient des ventes de 5 millions € à travers un réseau de 650 magasins de détail. L’entreprise disposait alors des moyens nécessaires à la construction d’une goélette de 22 m en aluminium capable de transporter 35 tonnes de marchandise. Les quatre rotations transatlantiques annuelles apportent du vin à New York et chargent du cacao en Amérique centrale pour le ramener en Bretagne. La formule a si bien fonctionné que l’entreprise a rapidement commandé la construction d’une deuxième goélette de 52 m dotée d’une capacité de charge de 350 tonnes. Grain de Sail II a débuté ses rotations au printemps 2024. Un trois-mâts de 110 m gréée de voiles rigides sur des balestrons complètera la flotte en 2027. Grain de Sail III pourra transporter 2800 tonnes de fret dans ses cales et sera en mesure d’offrir des services de transport transatlantiques sur des lignes régulières, prenant également en charge la logistique des chargements/déchargements.

L’histoire à succès de Grain de Sail présente un caractère atypique dans la mesure où l’entreprise répond à ses propres besoins d’importation et d’exportation. On ne verra pas beaucoup de chocolatiers devenir simultanément armateurs. De manière générale, le jeune écosystème du transport à la voile comporte deux grandes catégories : les fabricants de nouveaux systèmes propulsifs automatisés et les armateurs de navires conçus spécifiquement pour la navigation à voile.

Développer des lignes régulières de transport à la voile

Pour être en mesure de s’insérer dans la logistique du transport maritime, les armateurs ont l’obligation d’offrir de la prévisibilité à leur clientèle sur des lignes régulières. Les Français de Trans Oceanic Wind Transportation (TOWT) ont débuté le transport sur des vieux gréements en 2011 avec l’ambition de constituer un jour une véritable flotte de voiliers de transport. Ils ont réussi à lancer deux voiliers cargo identiques de 81 m en 2021, l’Anemos et l’Artemis, d’une capacité de charge de 1050 palettes.

Le plan d’affaires prévoit la mise en service de six autres unités identiques à l’horizon 2027, la troisième étant actuellement en construction. TOWT offre un départ tous les mois à destination du port de New York et dessert aussi Québec, Pointe-à-Pitre, San Sebastian au Brésil et Santa Marta en Colombie.

Les logiciels de routage issus de la course au large ont permis d’intégrer les paramètres spécifiques des carènes et des volumes chargés pour optimiser les routes et les temps de traversée. Mais c’est surtout l’agilité des opérations des opérations de chargement et de déchargement qui permettent des délais de livraison concurrentiels par rapport à la marchandise conteneurisée. Ces goélettes équipées de leur propre grue n’ont besoin que de six heures pour le transbordement des marchandises.

Café William, une entreprise basée à Sherbrooke, a affrété l’Anemos en octobre dernier pour livrer 1000 tonnes de café à Matane. Le surcoût du transport à la voile n’était que de 10 cents la livre, une facture presque négligeable si l’on prend en compte le gain du transport décarboné sur l’image de marque et l’effet de marketing.

L’armateur Neoline est une autre jeune pousse très ambitieuse qui vient de lancer un roulier[1] de deux mâts portant 3000 m2 de voilure. L’armateur CMA CGM fait partie des actionnaires. Ce navire de 136 m pourra transporter jusqu’à 5300 tonnes à une vitesse de croisière estimée de 11 nœuds. Neoliner Origin assurera une liaison régulière au départ de Saint-Nazaire vers Saint-Pierre et Miquelon en 8 jours et ralliera ensuite Baltimore, Halifax avant de retourner en France. Une rotation transatlantique annuelle de 28 jours réalisée en grande partie sous voile. Le logiciel de routage D-Ice doit permettre de calculer les fenêtres où il sera possible de naviguer plus lentement à la voile à moins de 10 nœuds tout en comptant sur la motorisation thermique pour respecter les délais de livraison. L’armateur annonce des économies de carburant de l’ordre de 60 à 70% par rapport à un navire roulier de taille équivalente.

Le chantier Bénéteau fait partie des premiers clients pour la livraison de ses bateaux en Amérique. Le chantier vendéen y a trouvé un avantage avec la possibilité de charger à Saint-Nazaire plutôt qu’à Rotterdam.  Au lieu d’un transport en pontée qui nécessite un important nettoyage à l’arrivée, les bateaux seront logés à l’abri sur les ponts intérieurs du roulier. Le lancement d’un sistership est prévu en 2027.

Le projet suédois du roulier de 200 m Orcelle Wind est encore plus ambitieux et franchement impressionnant. L’aérodynamique soignée du pont dépourvu de superstructure et coiffé d’une série d’ailes rigides repliables affiche des airs d’engin de science-fiction. L’armateur annonce une capacité de transport de 7000 automobiles pour une économie de carburant de 60% à 90 % par rapport à un navire de tonnage équivalent. Ce projet met surtout de l’avant les voiles rétractables Oceanbird dont nous allons parler plus loin.

Les nouveaux systèmes de propulsion vélique

Si les premiers cargos à voile de Grain de Sail et TOWT utilisent des voilures textiles grées sur des enrouleurs électriques et des mâts conventionnels, tous les développements en cours privilégient les profils d’aile, les voilures rigides et parfois rétractables.

Les Chantiers de l’Atlantique ont mis au point SolidSail, la voilure du Neoline Origin que l’on retrouvera aussi sur le futur Grain de Sail III. SolidSail est constitué d’un mât en carbone de 66 m posé sur un balestron[2] en acier pouvant pivoter sur 360°. Il porte une grand-voile rigide de 1050 m2 faite de panneaux en composite se repliant les uns sur les autres, à la manière des voiles de jonque. Hisser la grand-voile ne prendrait que 2 minutes trente. Un foc enrouleur conventionnel de 450 m2 complète le plan de voilure. Ce mât est assez solide pour être presque autoporteur puisqu’il ne comporte qu’un seul hauban, l’étai avant. Une caractéristique essentielle afin de pouvoir incliner le gréement à 70° afin de baisser le tirant d’air et permettre de passer sous les ponts. Une prouesse technique.

Le roulier Canopée (120 m de long) qui transporte les éléments de la fusée Ariane en Guyane a fait appel au service du cabinet VPLP, un spécialiste de la course au large, pour concevoir le système de propulsion vélique Oceanwings. Les architectes se sont inspirés des ailes rigides dotées de deux volets comme les gréements des bateaux de la Coupe de l’America ou ceux des F50. Canopée porte quatre mâts pivotants de 365 m2 chacun. Les volets sont constitués par deux piliers rigides sur lesquels on hisse une voile textile rétractable à sa base. Oceanwings fabrique aussi des volets rigides montés sur des mâts rétractables.

La propulsion vélique auxiliaire

L’armement de cargos ou de rouliers spécifiquement conçus pour naviguer à la voile est certes une aventure technique passionnante, mais elle n’en demeure pas moins marginale dans l’univers du transport maritime. Les objectifs de décarbonation de l’Organisation maritime internationale (OMI) couplés aux intérêts des armateurs pour diminuer les coûts de carburant ont propulsé une nouvelle filière technologique qui propose des systèmes de propulsion auxiliaire conçus pour s’adapter sur des navires déjà en service. Un vaste marché qui vise principalement les vraquiers[3]. Plusieurs entreprises ont mené des expériences avec des cerfs-volants de traction, du type ailes de kyte, mais là encore, ce sont les mâts aile qui obtiennent la préférence des armateurs.

Les Suédois d’Oceanbird viennent de mettre au point une aile d’acier de 40 m équipée d’un volet qui se rétracte dans l’aile principale. L’ensemble peut s’affaler sur le pont dans un délai de 5 minutes lorsque le vent devient trop violent pour la voilure.

Les Néerlandais d’Econowind ont depuis longtemps dépassé le stade du développement avec plus de 130 systèmes de propulsion vendus à travers le monde. Comme les Espagnols de Bound4Blue, ils ont opté pour des ailes rigides rotatives équipées de turbines. Une technologie, encore appelée turbovoile, que l’on avait vue sur le navire expérimental l’Alcyone du commandant Cousteau. Le principe consiste à aspirer de l’air à partir de la tête de mât au moyen d’une turbine.  Des ouvertures grillagées sur l’extrados du mât aile génèrent une aspiration des filets d’air sous le vent. La dépression sous le vent augmente tout en favorisant un flux laminaire amélioré. Il en résulte une augmentation significative de la portance. L’ouverture des trappes d’aspiration et le réglage d’intensité de la turbine d’aspiration sont automatisés en fonction des angles d’incidence. Ces ailes à turbine peuvent s’installer sur le pont de différents types de navires, y compris des portes conteneurs, selon les besoins spécifiques des armateurs. Une formule souple qui a toutes les chances d’obtenir beaucoup de succès dans un avenir rapproché.

Avant que les États-Unis, la Russie et l’Arabie Saoudite ne se liguent pour torpiller l’accord du plan de l’OMI pour réduire drastiquement les émissions de CO2 du transport maritime, on envisageait la mise en place d’une tarification du carbone pour tous les navires d’une jauge brute de plus de 5 000 tonnes. Quelles que soient les menaces de Donald Trump et le temps qu’il nous fait perdre, la tendance aux économies d’énergie et aux sources de propulsion alternatives est bien enclenchée. Selon l’International Winsdhip Association, l’énergie éolienne, utilisée comme système de propulsion auxiliaire, est susceptible de réduire de 50% les émissions de GES de la marine de commerce. Le gouvernement britannique a réalisé une étude qui évalue le potentiel du marché mondial de la propulsion à voile à 3,5 milliards $ d’ici 2050. Le futur s’annonce passionnant.

[1] Un roulier désigne un navire spécialisé dans le transport de matériel roulant et notamment d’automobiles.

[2] Un balestron est un support rigide pivotant à la base du mât sur lequel sont amurés dans le même axe à la fois la grand-voile et le foc.

[3] Les vraquiers sont des navires affectés au transport de matière sèche : grain, minerai, sable, etc…

Neoliner Origin Le roulier Neoliner Origin est gréé avec deux mâts SolidSail montés sur des balestrons. La cale principale longue de 121 m pour 7 m de hauteur permet de charger des équipements industriels volumineux. Photo RMK Marine
Grain de sail La goélette cargo de 52 m Grain de Sail II peut transporter 250 tonnes de marchandise. Deux marins suffisent à la manœuvrer en navigation. Photo L20naval – Loys Leclerc
Chargement La cale de chargement de la goélette de 81 m Anemos. Photo TOWT
Anemos La goélette Anemos peut charger 1090 tonnes et offre 12 cabines passagers. La flotte de TOWT sera constituée de 8 navires d’ici 2027. Photo Ronan Gladu – TOWT
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