Paroles de navigatrices du Bas-Saint-Laurent

Paroles de navigatrices du Bas-Saint-Laurent

Cinq navigatrices de Rimouski, Annie Saint-Vanne, Marie-Pier Boulanger, Jade Paradis-Hautcoeur, Audrey-Claude Charlebois et Catherine Fortin, chacune propriétaire d’un voilier, racontent leur expérience. Des premiers apprentissages jusqu’à la prise de confiance et la fierté de tracer leur route, à leur manière et en toute autonomie. Paroles de skippeuses du Bas-Saint-Laurent de la vingtaine à la soixantaine. Une histoire de passion, d’émancipation et de solidarité.

Par Michel Sacco

Journaliste pour Voile Québec

«Lorsque nous sommes arrivées à Sept-Îles, les gars sur le quai, tout étonnés, nous lancent :

  • Vous êtes juste des filles!

Même histoire lors d’une rencontre avec une famille sympathique dans un site de mouillage :

  • Y sont-où vos tchums?

Ils sont pas là, on est juste des filles! » raconte Marie-Pier Boulanger, la propriétaire de Tangerine, un Mirage 26 basé à Rimouski. Un équipage de femmes passe donc encore en 2025 comme une quasi-anomalie. Ou plutôt, on n’imagine pas facilement un équipage sans au moins un membre masculin à bord, qui serait naturellement le skipper entouré d’équipières.

« Dans la tête du monde, l’homme c’est le capitaine et la femme l’équipière. À bord du bateau, les gens parlent à mon copain, moi je n’existe pas » explique encore Marie-Pier.

Même son de cloche de la part de Jade Paradis-Hautcoeur, copropriétaire de Alle alle, un Edel 665. « J’ai fait un voyage de voile avec mon père qui avait très peu d’expérience et connaissait à peine mon bateau. Plusieurs personnes s’adressaient automatiquement à lui pour poser des questions sur le voilier. Il leur répondait ‘’Je ne sais pas moi, c’est elle la capitaine !’’

« Ce que je trouve parfois difficile, c’est qu’il arrive qu’on prenne pour acquis que je suis ignorante. Ça conditionne la façon dont on m’aborde, je reçois beaucoup de conseils non sollicités de la part d’hommes sans qu’ils me demandent préalablement ce que je sais. Il y a là une forme de bienveillance; ils veulent sûrement juste aider, mais je le vois aussi comme une forme de paternalisme. La ligne est parfois mince entre condescendance et bienveillance » conclut la jeune femme de 34 ans.

Audrey-Claude Charlebois a tiré ses premiers bords dans les années 2010. Elle a entrepris une solide démarche d’apprentissage en allant suivre un stage de formation aux Glénans avant d’enchaîner avec une traversée de l’Atlantique et finalement l’achat d’un voilier. Lors de ses premières expériences, elle a compris qu’elle allait devoir faire sa place.

« Le skipper n’était pas facile, il ne traitait pas les filles de la même façon que les garçons. J’ai aussi connu des machos qui te faisaient sentir que tu n’étais pas à ta place à bord. Les choses ont néanmoins beaucoup changé depuis une dizaine d’années. Le milieu s’est beaucoup féminisé. En 2014, lorsque j’ai acheté mon bateau, il n’y avait qu’une seule autre femme propriétaire à la marina. Il y a quelque chose de féministe de faire son chemin dans ce monde masculin. Il y a une réelle fierté d’inverser les rôles, d’être une femme skipper avec des équipiers masculins. Nous les femmes, nous avons été éduquées comme des non-aventurières. Il nous faut travailler fort pour le devenir » conclut Audrey-Claude.

Marie-Pier en rajoute sur les acquis éducatifs : « C’est une culture séculaire qui arrive de loin. Ma grand-mère n’avait pas le droit de jouer au tennis. On nous élevait en nous racontant des histoires de douces petites princesses qui allaient marier un prince charmant. La prise de risque était valorisée dans l’éducation des garçons alors qu’on demandait toujours aux filles de faire attention. C’est évident que ça nous a marqué profondément » explique la jeune femme.

À l’approche de la cinquantaine, Annie Saint-Vanne, qui avait passé son enfance à dessiner des bateaux sur le bord du fleuve et suivi des cours de voile à l’âge de 17 ans dans des camps de vacances, décide de franchir le pas pour devenir propriétaire de voilier. Elle retrouve le monde marin avec plaisir et intensité en 2015 dans le cadre des régates du mercredi organisées par le Club de voile de Rimouski. Du haut des se 5 pieds et 2 pouces, elle fait toute seule l’acquisition de son bateau en 2016.  

« Je voulais contrôler le bateau toute seule, mais j’avais le sentiment que c’était une grosse patente en partant. » Elle a quelques comptes à régler avec la gent masculine : « C’est un monde d’hommes, les gens nous regardent parfois de travers ou avec des regards perplexes. Il y a des gars qui nous traitent comme des nounounes et en profitent pour rire de nous. Je me suis fait refiler une batterie en mauvais état par un commerçant qui a profité de moi. Quand je vais acheter de la peinture ou des boulons, les gars me demandent qu’est que je vais faire avec ça. C’est comme s’il n’était pas dans l’ordre des choses que je possède un bateau. On est encore prises dans des préjugés de madames qui ne connaissent rien et on s’étonne encore de voir des équipages composés uniquement de filles.»

Le temps des commencements

Marie-Pier Boulanger

« Un bateau, on pensait que ça n’était pas dans nos moyens. À l’occasion d’un souper avec des amis, on a réalisé que c’était possible. Un de leurs copains avait un Mirage 27 1977 à vendre pour quelques milliers de dollars. J’ai appelé mon amie Jade – Jade Paradis-Hautcoeur cité plus haut dans le texte – et elle m’a rassuré. C’était possible, elle serait à mes côtés. J’ai plongé assez naïvement dans l’aventure qui a débuté par un mois de travaux à Québec. Je connaissais la navigation en bateau à moteur par mon travail et pour les prélèvements en milieu marin dans le cadre de ma maîtrise. Nous faisons aussi de la plongée avec mon copain. L’intérêt pour l’élément marin était bien là, mais ça fait peur d’avoir un bateau. Je n’avais jamais fait de mécanique : le moteur, le système électrique, c’est tout un univers à absorber. Au bout du compte, ce n’est pas si sorcier et il y a les tutoriels sur YouTube. »

Annie Saint-Vanne

« J’avais peur de la propriété, mais je ne voulais pas attendre un éventuel compagnon, ni m’embarquer dans une copropriété. Je me suis fixé un prix, j’ai regardé les bateaux et je me suis dit que j’allais y aller. J’ai visité mon bateau le samedi; j’ai passé la journée à bord pour voir comment je me sentais et pour qu’on fasse connaissance.

J’ai fait un apprentissage plein d’humilité, j’ai consulté des livres, appris chaque année de nouvelles notions et un nouveau vocabulaire. Démystifier le moteur, c’était une grosse responsabilité. Il y avait beaucoup de connaissances à acquérir, notamment en électricité avec les batteries et c’est important de les maîtriser. Notre génération, on a beau avoir lancé nos brassières dans les airs, on n’a pas appris à se mettre les mains dans l’huile ou à changer un pneu. On nous disait toujours : Ton père va s’organiser avec ça.

Il faut qu’on apprenne à se faire confiance petit à petit et se placer dans un processus permanent d’acquisition de connaissances pour se sentir avancer dans notre quête d’autonomie. »

Jade Paradis-Hautcœur

« Je me suis fait violence en achetant un voilier. J’avais besoin d’avoir mon bateau pour faire mon apprentissage à mon propre rythme. Je me suis acheté un petit bateau pas cher en me disant que ce ne serait de toute façon pas bien grave si les choses ne tournaient pas comme prévu. Beaucoup d’aspects techniques m’échappaient au début, j’avais besoin de comprendre. Au fil des sorties et à l’occasion par l’apprentissage de la navigation en solo, j’ai développé ma compréhension des systèmes et acquis de la confiance. »

Catherine Fortin

« J’avais une idée totalement romantique de la voile, un rêve que je croyais inaccessible. Ce monde m’est devenu tangible à travers mes amies Jade et Marie-Pier, elles-mêmes navigatrices et propriétaires de voilier. Leur soutien nous a donné le petit élan qu’il nous fallait pour acheter un bateau.

Une fois le bateau mis à l’eau et la première sortie faite, j’étais dépassée et anxieuse. J’avais la sensation de ne pas avoir fait les choses dans le bon ordre et je trimballais un sentiment d’imposture. Je vivais une étrange impression d’urgence, comme si, maintenant que j’étais propriétaire d’un voilier, il fallait absolument que je comprenne et maîtrise tout, tout de suite. Tout me semblait immense et complexe, surtout le vocabulaire technique. Bien que j’acquérais de l’expérience, je ne parvenais pas à toujours me sentir en confiance. Je ne maîtrisais pas totalement les manœuvres de base comme régler les voiles ou placer le bateau dans le bon angle de vent.

J’éprouvais un authentique désir de comprendre et de trouver des moyens de bâtir ma confiance. La participation aux régates du Club de voile de Rimouski sur d’autres bateaux, avec de nouvelles personnes, dans des conditions météo variées, m’a permis de parfaire mes connaissances. J’ai aussi suivi une formation élémentaire de voile. Ça m’a permis d’assimiler la théorie et de comprendre le pourquoi des manœuvres qu’on m’avait apprises.

Ce fut une expérience très formatrice qui m’a poussée hors de ma zone de confort. Je progresse et je m’épanouis dans ce sport tout en respectant mon rythme d’apprentissage. Je suis vraiment heureuse de tenir la barre de mon Kirby 25 sur ce grand fleuve. »

La solidarité féminine au cœur du processus d’apprentissage

« Ça vient de loin l’idée qu’il faut un chef qui prend toutes les décisions. On a besoin d’un chef dans les moments critiques, mais dans les autres circonstances, on a le temp de discuter ». Jade Paradis-Hautcœur résume d’une phrase l’approche privilégiée par les femmes. Une culture plus collaborative et moins directive où la convivialité prend le pas sur l’autorité.

Les équipages féminins de Rimouski ont tendance à laisser chacune prendre la place qu’elle veut bien occuper, à échanger volontiers les rôles à bord et à apprendre en s’amusant. L’apprentissage entre femmes offre un contexte plus rassurant et plus fructueux. « Nous avons besoin de moments où les gars ne sont pas là pour apprendre différemment; l’attitude masculine n’est pas toujours favorable à l’apprentissage des filles » continue Jade. Sans présence masculine à bord, les femmes se sentent plus disponibles à l’apprentissage, plus complices parce qu’elles partagent une même réalité.

Annie Saint-Vanne abonde dans le même sens. « Marie-Pier et moi avons beaucoup appris ensemble en s’amusant. On riait beaucoup. Les gars ont parfois tendance à s’engueuler. Les femmes sont plus collaboratives et solidaires. Paul Bellemare – un doyen du Club de voile de Rimouski – m’a aussi apporté beaucoup de soutien et s’est montré généreux dans ses explications ».

Plusieurs navigatrices ont cité Paul Bellemare qui s’est intéressé à leur démarche. Il a partagé avec elles son expérience en navigation, en mécanique et dans l’entretien du bateau, sans leur imposer une manière de faire, mais plutôt en les guidant et en faisant confiance aux capacités de chacune.

Audrey-Claude Charlebois insiste sur la solidarité féminine. « Lorsque j’ai débuté, j’ai tout de suite bénéficié de la solidarité de mes amies. C’est une dimension importante dont on a besoin, une source d’encouragement de de fierté féminine ».

Marie-Pier Boulanger évoque les régates de femmes organisées une fois par mois par le Club de voile de Rimouski. « On se retrouve à trois bateaux de filles, parfois jusqu’à six ou sept. On s’amuse énormément et on apprend beaucoup. Je ne suis pas directive, je pose la question, qu’est-ce que vous avez envie de faire à bord ? On discute avant de prendre des décisions, on échange les rôles, on laisse à chacune prendre sa place et on se donne le droit à l’erreur. On se soutient beaucoup. Sur certains gros bateaux, pour déplacer une voile, je dois faire quatre fois plus d’effort qu’un gars. Ça nous incite à réfléchir à comment s’y prendre avant d’agir. Ça fait partie de l’approche féminine à bord.

En 2021, je suis partie trois semaines en croisières avec Jade et une autre fille. Le retour de Sept-Îles vers la Gaspésie, le plus long trajet du voyage, s’est fait par 15 à 20 nœuds de vent contraire. On a soigneusement planifié notre trajet, on s’est fait confiance, avons navigué la nuit et notre plan a fonctionné. Je me sens mille fois plus outillée qu’auparavant. J’ai envie d’aller plus loin et de partir plus longtemps. La voile est devenue une passion ultime, elle fait désormais partie de ma vie » conclut la jeune femme de 34 ans.

Crédits photo:

1- Quatre navigatrices

À bord du Mirage 26 Tangerine. Marie-Pier Boulanger à la barre, à gauche au premier plan Jade Paradis-Hautcoeur, à droite Catherine Fortin-Tanguay.

Photo Ema Auger

2- traversée

Annie et Marie-Pier en traversée sur le fleuve.

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